Espagne, 22 septembre - L’image populaire du Néandertalien, ce proche cousin qui habitait l’Europe et une partie de l’Asie jusqu’à il y a environ 40 000 ans, a radicalement changé au cours des dernières décennies. Il n’est plus perçu comme un être grossier et primitif, mais comme ce qu’il était : un hominidé doté d’une culture complexe, capable de développer une technologie adaptative impressionnante. Une récente découverte provenant de la péninsule ibérique renforce désormais cette image.
Ainsi, une étude publiée dans l’American Journal of Biological Anthropology soutient que les Néandertaliens n’utilisaient pas seulement leurs dents pour manger, mais aussi comme outil. Leur dentition aurait fonctionné comme une sorte de « troisième main » permettant d’effectuer des tâches paramasticationnelles. La preuve se trouve dans une carie naissante découverte sur une molaire du site archéologique d’El Sidrón (Asturies).
Le contexte archéologique d’El Sidrón
Le site asturien d’El Sidrón est l’un des plus importants pour l’étude des Néandertaliens. Fouillé depuis le début des années 2000, il a fourni plus de 2 500 restes fossiles appartenant à au moins treize individus. Parmi eux se trouve l’« Adulte 6 », un homme d’âge moyen dont la dentition est relativement bien conservée. Les datations au radiocarbone situent ces restes autour de 49 000 ans avant notre époque, durant une période tempérée du Pléistocène.
La conservation exceptionnelle des dents de l’Adulte 6 a permis d’analyser à la fois les marques d’usure et d’étudier le tartre dentaire (c’est-à-dire la plaque bactérienne), où des restes d’aliments végétaux, d’amidons cuits et même de l’ADN de pathogènes oraux tels que le Streptococcus mutans ont été identifiés. La possibilité de recueillir ce type d’informations a transformé El Sidrón en laboratoire privilégié pour reconstituer la vie quotidienne des Néandertaliens.
La carie la plus ancienne des Asturies
L’étude se concentre sur une deuxième molaire supérieure gauche présentant une petite cavité au sommet du protocône. Bien que de dimensions réduites — 0,3 mm de diamètre, 0,78 mm de large et 2,6 mm de long —, cette lésion a fourni des informations très précieuses. Les chercheurs ont pu confirmer qu’il s’agissait d’une carie coronarienne naissante, validée grâce à des scans en microtomographie et à des analyses chimiques de déminéralisation de l’émail par microscopie électronique.
Les analyses ont révélé une perte de 20 % du calcium et du phosphore dans la zone affectée, comparativement à la surface saine de la dent. Ce détail chimique confirme que l’usure n’était pas due à des facteurs mécaniques, mais qu’il s’agissait d’une véritable lésion carieuse résultant de l’action bactérienne.
Qu’est-ce qui a causé cette carie ?
L’apparition de caries chez les Néandertaliens est, en réalité, peu commune. Jusqu’à présent, peu de cas étaient connus dans toute l’Europe et au Proche-Orient. Cela contraste avec la fréquence beaucoup plus élevée de cette pathologie dans les populations humaines ultérieures, où la consommation régulière de glucides a considérablement augmenté les indices de caries.
Dans ce cas, les chercheurs proposent une explication multifactorielle. Tout d’abord, il a été suggéré que le régime alimentaire de ces individus incluait des aliments riches en amidon et cuisinés, tels que des champignons, des pignons et des mousse, favorisant ainsi un environnement cariogène. De plus, il a été constaté que l’Adulte 6 exerçait une forte force de mastication et paramasticationnelle qui, probablement, a provoqué des microfissures dans l’émail. Enfin, la présence de bactéries dans le tartre dentaire a facilité la colonisation de ces fissures et le début du processus de déminéralisation.
La bouche comme outil
Au-delà des aspects alimentaires, l’étude révèle un autre aspect fascinant du comportement néandertalien : l’utilisation de la dentition dans des activités non alimentaires, ce qu’on appelle un comportement paramasticationnel.
Cette utilisation intensive a été documentée chez plusieurs individus d’El Sidrón, y compris l’Adulte 6, qui présente des sillons verticaux sur les surfaces interdentaires, ainsi que des marques interprétées comme des « sillons de cure-dent ». De telles évidences suggèrent que les Néandertaliens utilisaient leur dentition pour tenir, gratter ou manipuler des objets, allant des fibres végétales aux peaux et os.
En ce sens, la bouche fonctionnait comme un véritable troisième bras, capable de compléter le travail manuel. La combinaison d’une forte pression de morsure et d’un contact avec des matériaux abrasifs a donc contribué à affaiblir l’émail dentaire, favorisant ainsi le développement de caries secondaires.
Une vision plus complexe des Néandertaliens
Cette découverte contribue à renforcer l’image des Néandertaliens en tant qu’hominidés adaptables, avec un répertoire de comportements beaucoup plus large et riche. Le fait qu’ils aient pu développer des caries en raison d’une alimentation riche en glucides et d’une utilisation intensive de la bouche les rapproche encore plus de nous. L’étude démontre également que la santé dentaire des Néandertaliens ne peut pas être analysée uniquement à travers leur régime alimentaire, mais aussi en tenant compte de l’utilisation culturelle des dents comme outils.
Cette découverte s’ajoute à d’autres exemples de pathologies et d’usures trouvées dans des fossiles néandertaliens. La recherche confirme ainsi que l’évolution humaine ne peut pas seulement être analysée à travers les outils lithiques ou les peintures rupestres, mais aussi à travers les petits sillons et taches des dents de nos ancêtres hominidés. Après tout, l’histoire d’une simple molaire peut nous en dire autant sur nos ancêtres que les plus grands découvertes archéologiques. (Texte et Photo: Cubasí)